Auguste Rodin, Victor Hugo (détail), 1884, Pointe sèche sur papier vergé, 220 x 160 mm, N° inv. ES588, Fonds Suzanne Lenoir.
Par Jean-Marie Gillis, Ami du Musée L et professeur émérite de l'UCLouvain
Eugène Rouir a joué un rôle essentiel dans ma découverte de l’art de l’estampe, par la lecture de ses livres d’abord, puis par le contact direct grâce à Madame Mauquoy-Hendricks, alors directrice du Cabinet des estampes de la Bibliothèque royale Albert Ie. C’était au cours des années 80.
Sa collection de plus de 1 500 estampes couvrait toute l’histoire de la gravure. En historien impartial, il avait même acquis des pièces que l’esthète en lui n’appréciait guère, mais qui, à ses yeux, étaient des jalons dans l’histoire de l’estampe. La collection était conservée dans son appartement à Laeken. Il ne craignait pas les cambrioleurs car, me disait-il, les voleurs ne sauraient que faire des estampes, c’est un marché bien trop ésotérique. Pour lui, le vrai péril était l’incendie, non seulement le feu mais tout autant l’eau des pompiers. Pour éviter les dégâts de l’un comme de l’autre, il avait mis au point un mode de conservation très élaboré : ses estampes étaient mises dans des grands portefeuilles, tous d’égales dimensions. Ceux-ci étaient empilés sous forte pression dans des boîtes de fort carton : dans ces conditions, le feu ne pourrait qu’entamer le pourtour des portefeuilles et l’eau ne pourrait que peu y pénétrer. De plus, les boîtes étaient conçues pour pouvoir, en cas d’incendie, être jetées par la fenêtre sans dommage pour les estampes qu’elles contenaient ! En homme pratique, il avait prévu le pire. Je n’aurais pas été étonné d’apprendre que pour lui une assurance incendie était superflue.
Pour Rouir, tout amateur d’estampes se devait d’avoir une très bonne connaissance des techniques de la gravure, même les plus complexes comme celle de l’eau-forte. Dans ses écrits il a donné des informations très claires sur les techniques utilisées par les artistes graveurs. Il était aussi extrêmement attentif à la qualité des papiers et, en bon chimiste, fort préoccupé des réactions chimiques qui, lentement, peuvent décomposer les papiers, particulièrement ceux faits à partir de fibres de bois. Pour ses portefeuilles il exigeait des papiers neutres, qu’il faisait imprégner de bicarbonate de calcium pour neutraliser une éventuelle production d’acide par le papier lui-même.
Madame Rouir était professeure de français. Avec l’aide de son mari, elle aussi collectionnait les estampes, mais uniquement les portraits d’écrivains français. C’est ainsi que le Fonds Suzanne Lenoir comporte, entre autres, un superbe portrait de Victor Hugo par Auguste Rodin et celui, au regard visionnaire, d’Arthur Rimbaud par Pablo Picasso, inspiré d’une photo de 1871. Eugène Rouir était très conscient que la Bibliothèque royale devait, par priorité, acquérir des œuvres gravées d’artistes belges et de ce fait n’avait pas les moyens d’acquérir des œuvres étrangères contemporaines. Rouir avait une connaissance extrêmement vaste de la foisonnante production étrangère en matière d’estampes et il en avait acquis de très nombreuses. En 1989, il fit don à la Bibliothèque royale d’un ensemble de 100 estampes étrangères contemporaines. En visitant l’exposition de la donation, une eau-forte du français Erik Desmazières, La tour de Babel, vue de l’intérieur, m’a absolument fasciné. Je ne l’ai jamais oubliée et j’ai eu enfin l’occasion d’en acquérir un tirage en…2018.
Le couple Rouir-Lenoir était sans enfant ni héritier direct. J’avais entendu des responsables de certaines institutions dire, à mots couverts, que la collection Rouir leur serait finalement léguée…C’était mal connaître Eugène Rouir : il avait en tête autre chose que ce qu’il considérait, avec son franc parler habituel, « un enterrement dans l’oubli », si pas pire…
Après le décès de son épouse, il prit la décision de faire don de sa collection à l’UCL, sous le nom de « Fonds Suzanne Lenoir – Donation Eugène Rouir » en 1994. À cette occasion, il nous invita, ma femme et moi, à célébrer l’événement. Après lui avoir dit à quel point sa décision me faisait plaisir, je lui demandai quelle avait été la motivation de son choix. Sa réponse fut claire : l’Université catholique de Louvain qui avait connu une épreuve de majeure envergure, avait remarquablement résisté aux forces destructrices et effectuait une véritable renaissance à Louvain-la-Neuve. À cette Université résistante, dynamique, riche de sa jeunesse étudiante, il donnait sa collection, confiant que celle-ci serait valorisée. Son plus cher souhait était que sa collection puisse être découverte et appréciée par le public le plus large possible, particulièrement les étudiant.es et les étudiant.es en histoire de l’art. À cette époque, il connaissait la gestion novatrice imaginée par Ignace Vandevivere et ce point a été un élément important dans sa décision. Tout naturellement, Eugène Rouir se fit membre des Amis du Musée et c’est là qu’il rencontra Valentine Michaux qui devint son épouse. Après avoir fait sa donation, Rouir restait désireux de la compléter par l’une ou l’autre pièce qu’il considérait comme « manquante ». C’est ainsi qu’il acquit La Jardinière, une estampe de Jacques Bellange (1575-1616), un excellent graveur lorrain très influencé par le maniérisme italien et dont les estampes sont rarissimes, et donc… extrêmement chères.
Avec le recul, je reste profondément impressionné par l’extraordinaire étendue de l’érudition d’Eugène Rouir dans le domaine de l’estampe : depuis les premières qui datent du XIVe siècle jusqu’aux œuvres contemporaines venant de tous les coins de l’Europe. De sa jeunesse liégeoise, il avait gardé un attrait affectif pour les graveurs de la Principauté et, parmi eux, Richard Heintz (1871-1929). J’ai pu acquérir une eau-forte de cet artiste : Giboulée au bois d’Angleur. Elle me rappelle Eugène Rouir comme il aurait aimé qu’on se souvienne de lui.
Article paru en juin 2020 dans le numéro 54 du Courrier du Musée L et de ses Amis