Par Roxanne Loos et Clément Vandenberghe (Service aux Collections)
Article paru dans le Courrier #58 de septembre 2021
La préparation de l’arrivée du nouvel outil de gestion des collections « S-Museum » est l’occasion rêvée pour les équipes du Musée L de se plonger dans ses collections. La migration des informations de l’ancienne base de données vers la nouvelle a ainsi permis de vérifier et de compléter plusieurs notices d’objets, mais aussi de (re) découvrir certaines facettes fascinantes de leurs histoires.
En charge de la vérification des données relatives aux moulages, nous souhaitons vous partager le récit d’objets qui piquent la curiosité : entre Renaissance, Seconde Guerre mondiale et guerre froide ; entre disparition, destruction et restitution…
De l’original au moulage et du moulage à l’original
Parmi les chefs-d’œuvre de plâtre conservés dans la Galerie des moulages du Musée L, deux bas-reliefs méritent une attention toute particulière, non seulement en raison des éminents sculpteurs de la Renaissance qui les ont conçus, mais aussi et surtout pour leur histoire rocambolesque. La Flagellation du Christ attribuée à Donatello (N° inv. M213) et La Mise au Tombeau d’Andrea del Verrocchio (N° inv. M217) ont en effet toutes deux disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en mai 1945, lors d’un incendie qui ravagea le bunker Friedrichshain où les musées nationaux de Berlin avaient abrité une partie de leurs collections.
Alors qu’on les croyait réduites en cendres durant des décennies, bon nombre d’œuvres avaient en réalité été emportées par l’Armée rouge, avant d’être stockées « dans les caves secrètes de quelques musées » en Russie1. Si l’Union soviétique avait déjà restitué de nombreuses pièces à l’Allemagne en 1958, de récentes recherches notamment menées à l’occasion de l’exposition « Le Musée disparu. Les collections berlinoises de sculptures et de peintures 70 ans après la fin de la guerre »2 ont permis de rouvrir ce « cold case » sur fond de guerre froide. Le Musée Pouchkine à Moscou, en collaboration avec le Bode Museum de Berlin, a ainsi redécouvert près d’une cinquantaine de chefs-d’œuvre sculptés de la Renaissance qui dormaient alors dans les réserves moscovites. Parmi celles-ci, le marbre de Donatello et le relief en terre cuite de Verrocchio ont refait surface.
Ces œuvres portent toutefois les stigmates du brasier duquel elles ont réchappé à la fin de la guerre. L’œuvre de Verrocchio, qui comportait déjà des lacunes dans la partie supérieure, a été retrouvée dans un piteux état. Outre les fissures, il manquait certains fragments, dont la tête de Marie-Madeleine qui a disparu. De la même façon, le bas-relief de Donatello a été restitué à Berlin brisé en plusieurs morceaux (dont certains perdus) avec d’importantes traces de brûlure.
Fort heureusement, les moulages de ces somptueux reliefs, qui avaient été réalisés vers la fin du 19e siècle par l’atelier de Berlin (entre autres conservés à Berlin, au Victoria & Albert Museum et au Musée L), constituent autant de témoignages exceptionnels de l’état des originaux avant leur dégradation. Grâce à cette mémoire plastique et tridimensionnelle des sculptures originales, ces dernières ont pu être restaurées dans les meilleures conditions qui soient.
La Mise au tombeau de Verrocchio peut être appréciée à la lumière de sa trépidante histoire dans la Galerie des moulages du Musée L. Quant à la Flagellation de Donatello, elle n’est pas exposée pour le moment. Victime des affres de sa propre histoire, le moulage nécessite lui aussi d’être restauré avant de retrouver toute sa splendeur.
Un original perdu, un moulage inestimable
Un autre plâtre de la gypsothèque du Musée L illustre tout aussi bien l’utilité que peuvent revêtir les moulages au-delà de leur fonction pédagogique première : le Masque de satyre réalisé par Michel-Ange vers 1489 (N° inv. M169). D’après la légende, ce masque de vieux satyre serait la première œuvre sculptée du grand maître de la Renaissance italienne. Elle assura le superbe avenir de l’artiste alors qu’il n’était encore qu’un jeune adolescent.
La tête de faune est en effet au centre d’un épisode délicieux rapporté à la fois par le biographe Giorgio Vasari dans ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550/1568), et par Ascanio Condivi dans sa Vie de Michel-Ange (1553). À la fin du 15e siècle, Laurent de Médicis, dit « le Magnifique », avait rendu les jardins de Saint-Marc célèbres à Florence. Il y avait rassemblé un certain nombre de sculptures antiques, et demandait à Bertoldo di Giovanni d’y inviter les jeunes artistes en devenir afin d’étudier sa collection et d’y exposer leurs propres travaux. Les étudiants provenaient principalement de l’atelier de Ghirlandaio, dont Michel-Ange faisait déjà partie. C’est dans ce contexte qu’en 1489 le jeune artiste copia un fragment de sculpture antique du jardin, afin de créer son masque de vieux satyre grimaçant. Lors d’une de ses visites, Laurent de Médicis fut impressionné par cette tête de marbre et le talent précoce de l’adolescent. Avec une certaine malice pourtant, il critiqua aimablement l’œuvre de Michel-Ange, lui indiquant que les vieillards, satyres ou hommes, avaient rarement d’aussi belles dents régulières. Prenant la remarque comme un défi et prompt à y répondre, Michel-Ange profita de la suite de la promenade de Laurent de Médicis pour retirer une des dents de la sculpture et percer sa gencive. Lorsque le Magnifique revint sur ses pas et nota les changements apportés par le sculpteur en herbe, il fut agréablement surpris par son audace et se conforta dans l’idée que le jeune artiste avait du talent. Le mécène l’invita à son palais, le prit sous son aile, le traita comme un fils et lui donna l’opportunité de se lancer dans sa profession d’artiste, jusqu’à la mort de Laurent en 1492.
Malheureusement, la vie de cette œuvre fut très vite mouvementée, et son histoire fut sujette à des conjectures. Le masque resta vraisemblablement aux jardins de Saint-Marc après sa création. Il disparut rapidement, probablement dès la chute du gouvernement des Médicis à Florence et l’exil de la famille en 1494. Par la suite, sous les sermons anti-humanistes du frère réformateur Savonarole, beaucoup d’œuvres conservées par les Médicis furent détruites. Cela pourrait être la fin de l’histoire pour la tête de satyre. Pourtant, un masque correspondant à sa description réapparait dans la collection d’Apollonio Bassetti, antiquaire, numismate et surtout secrétaire de Côme III de Médicis, duc de Toscane durant le 17e siècle. Les Offices de Florence récupérèrent sa collection à sa mort en 1699. La tête de faune continue d’être mentionnée au 18e siècle jusqu’à son intégration dans les collections du musée national du Bargello à Florence, fondé en 1865. L’œuvre fut attribuée à Michel-Ange jusqu’à la moitié du 19e siècle, lorsque des doutes quant à sa datation supposée furent émis : l’œuvre pourrait être du 16e siècle ou plus tardive. Les chercheurs hésitent toujours sur son attribution, avec néanmoins une tendance à conserver la parenté de Michel-Ange.
Après quelques siècles de quiétude, l’œuvre se trouve à nouveau dans la tourmente durant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs centaines d’œuvres conservées dans les musées de Florence furent dissimulées dans les châteaux de Toscane pour les protéger des bombardements ennemis. Le château des Comtes Guidi à Poppi en accueillit un nombre important provenant entre autres des Offices et du Bargello. Le masque en faisait partie. Cependant, durant le mois d’août 1944, les officiers et les soldats nazis de la 305e division d’infanterie investirent le château et volèrent les œuvres cachées. En deux jours, l’entièreté des œuvres avait disparu.
Les œuvres en question se trouvent peut-être encore en Allemagne, ou dans une collection privée, ou, plus probablement, parmi les œuvres emportées par l’Armée rouge à Berlin et retenues comme dommages de guerre. Contrairement aux bas-reliefs de Donatello et de Verrocchio, aucune trace du masque n’a été retrouvée à ce jour. Il est désormais connu seulement par les moulages qui ont été réalisés dès le 19e siècle. Outre le plâtre de notre collection, le Musée national du Bargello, la Galerie des Offices de Florence et le Musée du Louvre en possèdent également un exemplaire.
Plusieurs milliers d’œuvres italiennes spoliées durant la guerre n’ont toujours pas regagné leur terre natale. Publié le 1995, le catalogue L’opera da ritrovare qui recense ces œuvres à retrouver présente d’ailleurs en couverture… le masque de satyre de Michel-Ange6. Bien que le catalogue soit régulièrement mis à jour et réédité, le masque reste le symbole de l’espoir d’un jour retrouver les œuvres perdues.