“Voir” est une opération au carrefour de différents flux d’informations : bien sûr il y a un premier flux provenant du monde extérieur (espace des objets) codé grâce à l’interface rétinienne (bottom-up), mais il y a par ailleurs un autre flux d’informations qui, de l’intérieur du système, met en œuvre des connaissances perceptuelles, conceptuelles, culturelles… sorte de sémantique implicite acquise (top-down). On pourrait en quelque sorte faire l’hypothèse suivant laquelle c’est la rencontre de ces deux flux qui permet au sujet voyant d’élaborer et de stocker des représentations stables, riches et très diversifiées de son environnement. “Voir” est ainsi au carrefour de la Nature et de la Culture.
Si j’évoque ici ces quelques hypothèses très générales issues du champ des neurosciences, c’est en référence à la magnifique exposition temporaire qui se tient actuellement, et jusqu’au 24 janvier 2021, au Musée L : STAGED BODIES Mise en scène du corps dans la photographie postmoderniste. Photographier (et aussi peindre) met en œuvre, grâce à un ensemble de techniques, des représentations au “second degré” de ces représentations visuelles premières dont nous parlions à l’ instant : le photographe externalise, sur un support particulier et grâce à des dispositifs spécifiques, ses représentations du monde, celles des objets ou des scènes qu’il veut saisir dans l’instant du voir. Et vous l’aurez compris d’après le titre de l’exposition, c’est du corps qu’il s’agit et d’un corps mis en scène par l’artiste, corps lui-même pris dans un réseau complexe de déterminations langagières, sociales, affectives, politiques. Car le corps de l’être parlant n’est plus seulement un corps biologique, support et lieu de la “vie nue” (celle étudiée par la biologie et la physiologie), mais un corps appréhendé et vu comme le lieu privilégié d’une fiction historique et culturelle. Et ce sont alors l’identité, le sexe, le genre, les phantasmes et l’imaginaire qui se trouvent interrogés. Les repères bougent, les catégories se morcellent, et l’art relève son défi de transgression !
Comme Pierre Francastel le défendait il y a plus d’un demi-siècle dans son livre Peinture et société, l’œuvre d’art n’est pas seulement objet d’admiration et de délectation pour l’homme de goût, elle est aussi un fait social, voire politique, et à ce titre elle peut être un mode de transformation du monde. Car l’art n’est pas tellement l’effet ou la traduction a posteriori des grandes évolutions de l’histoire et des conceptions de l’homme et de l’univers, il participe bien souvent à ces évolutions sinon en tant que cause à tout le moins en tant qu’un des principaux moteurs.
Les œuvres présentées dans l’exposition sont d’une qualité exceptionnelle. Il faut la voir, et la revoir après avoir lu le splendide catalogue édité par les commissaires Alexander Streitberger (professeur UCLouvain) et Clémentine Roche (Musée L). Soyez attentifs aux événements (conférences, colloques) qui enrichiront cette fort belle exposition.
Un autre projet passionnant a pris corps actuellement au sein de notre université, celui de l’artiste en résidence Luca Giacomoni sur le thème du récit. De curieuses associations peuvent se tisser entre l’exposition au Musée L et la thématique choisie par le metteur en scène. Le moment présent est en criant déficit de récit ; nous avons besoin non seulement de revisiter les grands récits dans lesquels l’humanité a tracé des chemins de sens pour l’existence, mais encore d’inventer de nouveaux paradigmes et de nouveaux récits au sein desquels l’imaginaire collectif tente encore et toujours d’habiter l’espace symbolique. Ici aussi il s’agit d’inventer des fictions, des personnages, de mettre en scène des intrigues et des corps agissants. Redonner lumière à la création en ces temps d’obscurité, c’est notre vœu le plus cher.