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Promenade en bleu dans le musée

Articles de Bernadette Surleraux extraits du trimestriel Le Courrier du Musée L et de ses amis #47 et #48

L’historien français Michel Pastoureau travaille depuis de nombreuses années sur les couleurs, leur histoire et leur place dans la culture occidentale. Il a ainsi mis en évidence le fait que la couleur «n’est pas tant un phénomène naturel qu’une construction culturelle complexe», dont il veut souligner les enjeux sociaux, moraux, religieux et artistiques, variables selon les peuple et les époques.

Son livre Bleu. Histoire d’une couleur 1 nous offre la possibilité de modifier notre approche classique de la visite artistique et de parcourir les salles du Musée L selon une perspective nouvelle : comment cette couleur y est-elle représentée ? Quelle place les collections accordent-elles au bleu ? Ce regard différent nous amène à une redécouverte de plusieurs oeuvres que nous avons pourtant déjà contemplées auparavant… En se plongeant dans l’histoire du bleu, le lecteur de Michel Pastoureau apprend avec surprise que la couleur bleue, aujourd’hui la préférée des Occidentaux, a joué pendant des millénaires un faible rôle social et symbolique, sans doute pour une raison fort simple : cette couleur si présente dans la nature, des paysages océaniques aux ciels changeants (en passant par le magnifique ara du Cabinet de curiosités), est restée très longtemps difficile à reproduire et à fabriquer. Jusqu’à l’invention des couleurs de synthèse, la nature n’a fourni aux hommes que très peu de pigments et plantes tinctoriales à exploiter pour recréer le bleu. Le bleu a donc longtemps été mal aimé dans un système à trois couleurs de base (le noir, le rouge et le blanc) dont il était exclu. Et il est vrai que, dans beaucoup d’espaces du musée consacrés à l’art ancien, le bleu est rare, voire absent, qu’il s’agisse des collections de l’Antiquité méditerranéenne, du fonds africain ou même des estampes. Dans plusieurs départements, cette couleur n’apparaît que sur de rares pièces et sans y jouer de rôle significatif, même si on garde à l’esprit la perte de la polychromie avec le passage du temps. Dans la culture et la représentation occidentales, ce n’est qu’au 12e siècle que le bleu va commencer à trouver sa place, au sein d’un changement profond dans les idées religieuses qui, en se référant à l’ouverture de l’Évangile selon Saint Jean, insistent sur la dimension de lumière de Dieu, dimension qui va s’exprimer, non seulement par l’or mais aussi via le bleu.

Ainsi le bleu devient lumière, particulièrement en association avec l’or et, couleur précieuse, suscite l’impression du sacré. Il connaît alors une remarquable promotion picturale et iconographique. Cette mutation transparaît dans le culte marial, qui va associer prioritairement la Vierge au bleu alors que le Haut Moyen Âge vêtait Marie de couleurs sombres exprimant le deuil pour son Fils mort sur la croix. Dorénavant Marie sera vêtue d’un bleu franc, elle qui est la Reine des Cieux. On en a un très bel exemple au musée avec la Vierge de l’Apocalypse, habillée d’une longue cape qui contraste vivement avec le rouge de sa robe et lui donne une dignité supplémentaire. Ce couple rouge-bleu attire notre attention sur une opposition nouvelle au 14e siècle dans l’organisation des couleurs : le bleu et le rouge deviennent des opposés dont la confrontation sera dorénavant prisée, et pas seulement chez les artistes reconnus : il est très intéressant d’observer combien les collections d’art populaire léguées par Noubar et Micheline Boyadjian jouent sur le duo rouge/bleu, en association avec le doré, pour rendre somptueuses de modestes réalisations. L’art populaire, en effet, accorde beaucoup d’importance aux couleurs. Manifestation de piété, il veut communiquer sa foi et cherche à séduire l’oeil du fidèle en choisissant les tons les plus éclatants et les plus contrastés possibles. Il donne ainsi une importance particulière à l’association du rouge et du bleu : tableautins, boîtes de paradis, peintures sous verre, cadres reliquaires et médailles font un usage immodéré de ce duo, en particulier dans les scènes de calvaire : au rouge l’éclat, au bleu la noblesse ; en rouge les tenues des évêques et des anges ainsi que le sang qui goutte de la croix, en bleu les espaces où le sacré se révèle… Le visiteur peut vérifier combien cette paire est restée significative jusqu’à nos jours en observant cette pièce de la dernière donation Goyens : Voile d’aurore, due au Français Bernard Koura. L’artiste, fasciné par la thématique de l’ombre et de la lumière, a exprimé cette opposition cosmique en jouant sur les rythmes et les variations de motifs répétés. Le passage de la nuit au jour s’exprime dans Voile d’aurore par un fond bleu tacheté recouvert de coulures rouges qui constituent une dimension. À l’avant, le rouge coule, brille en un filage dense et minutieux. À l’arrière du réseau, le bleu impose sa force de fond : sans lui, le rouge perdrait à la fois son éclat et son intensité. Et quand on s’éloigne un peu de la toile, c’est le bleu qui triomphe pour notre oeil…

Entre ces couleurs en compétition, Michel Pastoureau* nous explique que c’est le bleu qui a fini par emporter les préférences des Occidentaux, grâce au progrès dans le travail des pigments et aussi grâce à une symbolique renouvelée des couleurs : les révolutions du xixe siècle et le romantisme font du bleu la couleur du progrès, des rêves et des libertés. Ce triomphe dure jusqu’à aujourd’hui, où le bleu est toujours la star omniprésente et consensuelle. Afin d’en trouver témoignage dans l’art moderne, portons nos pas vers le troisième étage du musée. Attardons-nous sur le trio Brusselmans, O’Brady et Van Genk : trois artistes sans aucun lien biographique mais qui nous proposent les bleus chargés de signification d’un même élément naturel : le ciel. Dans la Moisson de Brusselmans, c’est la construction verticale qui attire d’abord notre oeil vers la partie supérieure du tableau. Cet azur si uniforme nous dit l’essentiel : l’intense chaleur de l’été. Aucun nuage pour adoucir le brûlant labeur paysan ! Ce n’est pas le jaune des blés qui suggère la canicule, mais cette large masse d’un bleu profond qui pèse sur toute la composition… Chez Gertrude O’Brady, bien au contraire, le bleu lumineux du ciel où L’escadrille du printemps s’envole nous transmet un message lisse et serein. Pas d’obstacle dans cet azur accueillant qui sert d’écrin aux avions colorés, fleurs célestes peut-être nées du tapis joyeux sur la piste sans tour de contrôle… Quant à Willem Van Genk, qui cumule tant de vignettes angoissantes grises et marrons dans l’espace surchargé de signes de Vervoer USSR, il a trouvé le moyen de placer tout au centre une trouée de ciel doux et pâle : un «point de fuite» au sens métaphorique du terme ? Tout près de là, la Jeune Peinture Belge nous offre une approche radicalement différente de la présence du bleu dans les oeuvres d’art. Mig Quinet, qui revendique son « parti pris d’allégresse » dans La roue joyeuse, a choisi une architecture tournoyante, brisée en éclats colorés où le bleu occupe proportionnellement une énorme place. Dans la frénésie chromatique, les bleus en liberté induisent une impression de fraîcheur et envoient le spectateur dans un azur brisé en éclats très clairs. Mais chez Jo Delahaut, le bleu n’est pas en liberté. Ayant éliminé au sein de ses espaces plans toute suggestion d’un univers illusionniste, Delahaut a choisi l’austère simplicité de la couleur en aplat, pour elle-même. Dans Aire bleue, cette couleur règne en majesté sur la toile mais elle est cadrée par les lignes noires et blanches qui interdisent d’y voir un infini, tandis que tout à côté, dans Sans titre de 1974, le bleu joue sa partition de manière moins dominante : il repose sur une nuance plus foncée et se plie à la pression circulaire du blanc, alors qu’une zone rouge, même si elle est discrète, réveille notre regard.

Au dernier étage, quelles approches du bleu nous offre la très riche collection Delsemme ?

Deux oeuvres s’inscrivent particulièrement bien dans la démarche de la contemplation chère au collectionneur, tant elles nous ouvrent à des émotions mystérieuses, et dans les deux cas l’usage de la couleur bleue n’y est pas étranger. L’intitulé La magie noire correspond à plusieurs toiles peintes par René Magritte entre 1935 et 1946. À chaque fois, ce qui se joue au coeur de l’oeuvre où l’eau, l’air et la roche s’inscrivent dans un décor théâtral, c’est la métamorphose du personnage, et le bleu en est l’acteur essentiel. C’est lui qui s’empare de la jeune femme, dont les jambes et les cuisses ont encore la couleur dorée du sable tandis que le haut de son corps devient ciel et mer : bleu inscrit dans le bleu ennuagé de l’arrière-plan, étrange pétrification dont la chair se fait le siège et qui, spécificité de la version conservée au Musée L, atteint même les yeux. Il n’y a plus de regard, même intérieur… La contamination par le bleu qui statufie nous emmène dans le mystère d’un réel différent, comme Magritte l’affirmait lui-même : « C’est bien un acte de magie noire de transformer la chair de femme en ciel. » Chez Delvaux, le bleu n’est pas la couleur majeure d’une oeuvre, c’est une couleur majeure de l’ensemble de l’oeuvre ! Delvaux, pendant les septante années de sa carrière, en a décliné toutes les nuances. Couleur céleste et marine bien sûr, le bleu se retrouve aussi sur les portes, les fenêtres et les lambris, dans les tuniques et les drapés, sur les carrelages et même les châssis des trains… Cette maîtrise du bleu est manifeste dans La ville lunaire, autre pièce de la collection Delsemme qui nous fait entrer dans un réel énigmatique. Au sein de cet univers plus inquiétant que paisible, le bleu intense du ciel nocturne ne rencontre ni nuages même lune, ainsi que Delvaux en a décidé par un repentir. En venant à la rencontre de la ville, le bleu s’éclaircit par l’effet d’une source lumineuse que nous ne pouvons identifier, puis se confronte aux couleurs blanches, marron ou grises du sol et des éléments architecturaux improbables. Il domine également la petite silhouette qui tente peut-être de fuir ce faubourg habité par plusieurs temporalités différentes. Ici la couleur bleue se révèle donc particulièrement fascinante : elle est partie prenante d’un univers silencieux, anxiogène, auquel elle offre sa densité et sa richesse, et elle joue un rôle indiscutable dans le mystère de cette nuit lunaire… sans lune. Au moment de clôturer notre promenade, un dernier coup d’oeil au second étage nous emmène bien loin de l’Occident et du système étudié par Michel Pastoureau : dans la vitrine des « Mondes asiatiques » de l’Écrit nous attend un Sutra du xiiie siècle japonais. Texte destiné au culte et à l’enseignement bouddhique, ce rouleau a indéniablement aussi à nos yeux une dimension esthétique : sa calligraphie toute en finesse est le fruit d’un geste d’or et d’argent sur l’indigo profond du papier délicatement imprimé. Voici un objet qui nourrit à la fois notre contemplation, notre méditation et nos émotions… À l’aube du xxe siècle, Kandinsky a affirmé avec force que les couleurs peuvent procurer des expériences émotionnelles spécifiques. Se promener dans le Musée L en suivant le fil d’Ariane du bleu nous fait découvrir, en effet, quels ressentis variés cette couleur génère : proximité avec le divin, douce harmonie, aspiration à l’infini, joie de la lumière, liberté joyeuse, mais également poids implacable et anxiété du mystère. Ce n’est pas tout : en accord avec Michel Pastoureau, qui insiste sur la domination du bleu dans l’Occident contemporain, nous ne pouvons qu’établir un constat peut-être surprenant : la contemplation patiente du bleu à première vue si consensuel nous ouvre à sa puissance, qui ne se laisse pas impressionner.

 

Photo: Utagawa Kuniyoshi, Portrait de l'acteur Ichikawa Danjûrô VIII, 1840-1854, gravure sur bois, donation Nicole et Dominique Lejeune, N° inv. ES2114